Santé au travail dans la fonction publique : retour « par la porte ou par la fenêtre »
Garants des droits des usagers, les agent∙es vivent dans leur chair les conflits les attaques contre les services publics : sont visées l’éducation nationale, l’hôpital, l’université, les impôts, la justice, l’action sociale, sur tout le territoire, de Rouen à Mayotte. On peut désormais parler d’un épuisement professionnel collectif que les administrations doivent reconnaître et réparer.
- par Jennifer Bellay, Christine Eisenbeis, Gwenaëlle Fabre, Lorena Klein, Christelle Rabier, représentantes des personnels en Formation spécialisée Santé-Sécurité-Conditions de travail et actrices des Assises Santé-Travail
Les Assises de la santé et sécurité des travailleurs et travailleuses
des 13 et 14 mars 2024 ont réuni 500 participants et participantes, rassemblées autour de préoccupations partagées, souvent invisibles dans nos organisations syndicales. À l’instar des « intersyndicales femmes », un réseau de réflexion et d’entraide autour des syndicats CGT-FSU-Solidaires, associations, équipes de recherche, médecine du travail, inspection du travail, avocat∙es, etc. est appelé à devenir un collectif de soutien militant, juridique et technique aux nombreuses luttes en cours. Préparant la journée mondiale du 28 avril de la santé et sécurité au travail initiée par l’Organisation internationale du travail (OIT), cette première édition des Assises portait prioritairement sur les accidents au travail1. Les agents publics — et surtout les agentes — étaient très représentés. En conclusion des Assises, les secrétaires confédéraux, Sophie Binet en tête, ont souligné que l’état de la santé au travail dans la fonction publique dépassait la situation scandaleuse de France Télécom en 2006-2011. Les conditions de travail dans la fonction publique et leurs effets sur la santé des personnels sont désormais devenus une question majeure qu’il nous faut faire entrer, dans le débat public et dans chacune de nos administrations, « par la porte ou par la fenêtre ».
Depuis 20062, en effet, la fonction publique connaît un plan social de grande ampleur, même s’il ne dit pas son nom3. Des décennies d’attaques et de maltraitance institutionnelle ont donné lieu à des dé/ré-organisations du travail qui ne semblent pas connaître de fin. Trop de directions se refusent à mettre en débat ces transformations alors qu’elles affectent profondément la santé des agent·es.
L’employeur public a cessé d’être modèle depuis longtemps : en matière de santé-sécurité au travail, la fonction publique offre un cadre moins protecteur que le secteur privé. L’inspection du travail est à l’os, et ses alertes au procureur encore très rarement suivies de procédures dans la fonction publique. En outre, les agent·es, fonctionnaires comme contractuel·les, ne connaissent pas toujours correctement leurs droits : obéissant à des injonctions pathogènes pour conserver leurs emplois, soumis·es à la peur de s’exprimer, iels mettent en danger leur santé. Qui plus est, dans le domaine de la santé et de la prévention au travail, l’employeur public se dispense de nombre de ses obligations.
Les maladies, quelquefois mortelles, déclarées plusieurs années après l’exposition dans le cadre professionnel qui les a provoquées (produits de nettoyage, amiante, etc.) posent les questions de la traçabilité de l’exposition aux risques, de l’archivage de la documentation — registres, rapports, procès-verbaux et avis des instances santé et sécurité au travail, du recensement de ces pathologies et, plus largement, de la responsabilité de l’employeur public. Dans la fonction publique comme ailleurs, il existe peu ou pas de chiffres sur les cancers imputables au travail, notamment ceux des femmes, qui sont plus souvent victimes de pathologies de ce type.
Les acteurs et actrices de la santé au travail alertent
pourtant, sans guère de réaction. Réduction de postes, fragilisation de l’emploi, scandale insondable des vacations : ces transformations qui semblent inexorables affectent les corps des agents. Suicides, accidents graves pouvant entraîner la mort ou des infirmités, violences externes et internes, harcèlement moral, pathologies résultant du stress, épuisement professionnel, deviennent le quotidien des agent∙es des trois fonctions publiques : territoriale, hospitalière, d’État. Au moment où le ministre Guérini envisage de nouvelles atteintes à l’emploi public, on ne peut cesser d’ignorer la dégradation extrême des conditions de travail et ses conséquences délétères sur la santé des agent∙es.
Aux Assises, le thème « femmes, santé, travail »
a été particulièrement suivi. Outre la question des cancers féminins, les débats ont porté sur la question du temps de travail, sur la frontière entre temps contraint et temps libéré, sur la revendication du congé hormonal qui, au-delà du congé menstruel, intégrerait endométriose, pré-menstruation, absences pour PMA, dons d’ovocytes, etc. Le traitement des violences faites aux femmes, que ce soit sous la forme de discrimination au salaire ou à la promotion, de violences sexistes, de harcèlement sexuel ou moral — délits définis dans le Code général de la fonction publique en ses articles L. 133-1 (harcèlement sexuel), L.133-2 (harcèlement moral) et L. 133-3 (représailles d’un supérieur hiérarchique) — a fait l’objet d’une réflexion approfondie, jetant les bases du nécessaire travail syndical : comment documenter ces faits ; quels intérêts et enjeux respectifs des enquêtes syndicales, paritaires et administratives ; quels signalements faire auprès de l’employeur, du procureur, du juge administratif ?
Sur ces violences aussi, les accidents du travail et les maladies professionnelles
font l’objet d’une sous-déclaration chronique. Le mot d’ordre de l’employeur public, à l’Éducation nationale et ailleurs, est, bien sûr, « pas de vagues » : silence sur les violences subies sur le lieu du travail, silence en cas d’agression de la part d’usager·es, bouche cousue sur les situations de harcèlement sexuel ou moral qui atteignent la santé en profondeur. Les suicides, même quand ils sont identifiés par l’employeur public, ne font que rarement l’objet d’une enquête des instances compétentes qui permettrait de mettre au jour le lien avec le travail. Faute de politiques de prévention et de santé au travail dignes, faute de sanctions, il ne reste plus qu’à se taire et continuer à subir ou démissionner, voire disparaître.
Tandis que se multiplient les invitations à la qualité de vie au travail (QVT),
les ateliers «Gestion du stress», «Bien vivre le changement» ou autre «Hypnothérapie» (sic) — pansements sur une plaie vive qui entendent faire individuellement peser sur l’agent·e l’absence de prévention de l’employeur — le droit à la santé au travail se réduit comme peau de chagrin dans la fonction publique. L’application en 2022 de la loi de Transformation de la fonction publique a fait disparaître les Comités d’hygiène, de sécurité, et de conditions de travail (CHSCT), au profit des Comités sociaux d’administration (CSA) aux compétences élargies à la santé et la sécurité au travail, et d’organes qui en dépendent — les Formations spécialisées santé-sécurité-conditions de travail (FS-SSCT): c’est encore une déperdition de droits sur la santé au travail, alors que la fonction publique encaisse d’incessantes transformations, ou « choc de simplification », à rythme soutenu et sans moyens humains.
Garants des droits des usagers, les agent∙es vivent dans leur chair les conflits de valeur nés de politiques qui empêchent le maintien d’un service public de qualité à destination de ses bénéficiaires
— patient∙es, familles, enfants ou étudiant·es, etc. En ouverture des Assises, la FSU a proposé une intervention remarquée sur l’impact (dés)organisationnel de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) sur la santé des agent·es et des étudiant·es. Ce qui est vrai pour l’université, l’est également pour l’hôpital, l’éducation nationale, les impôts, la justice, l’action sociale, que ce soit à Marseille, à Pointe-à-Pitre, à Mayotte, ou à Rouen. On peut parler désormais d’un épuisement professionnel collectif.
Sans attendre la mise en œuvre de procédures, longues et incertaines, à l’endroit de nos dirigeants, il faut exiger dès à présent des conditions de travail sécurisées pour les agent∙es de la fonction publique.
Liens
Sur Academia
- La santé au travail à la moulinette législative. Gouvernance et prévention après la LRU, par Gwenaëlle Fabre, 25 avril 2024
- De la stratégie du boa constrictor à l’université : le plan social que nous refusons de voir, par Magali Nachtergael, 9 mars 2022
- “Matthieu Lépine brise le silence sur la mort au travail“, par Clémentine Goldszal, Le Monde, 9 mars 2023; “Les morts au travail, une hécatombe silencieuse en France“, par Jules Thomas, Le Monde, 6 février 2024. [↩]
- La LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) s’applique en 2006 à l’administration, avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007. [↩]
- Sur Academia, Magali Nachtergael, De la stratégie du boa constrictor à l’université : le plan social que nous refusons de voir, 9